| Publié le 29 novembre 2018

Anne Cazaubon : « Surface de réparation »

Anne Cazaubon : « Surface de réparation »

4 min de lecture Dans le bus, comme dans la vie, chacun cherche sa place ! Il y a ceux qui jouent des coudes, ceux qui attendent leur tour, ceux qui n’osent pas demander, ceux qui brandissent leurs blessures en étendard… et ceux qui trinquent. En silence.

Ce jour-là, cette femme d’une quarantaine d’années a de la chance, et c’est sans encombre qu’elle réussit à se frayer un chemin dans la foule en pleine heure de pointe, poussette garnie dans une main et dans l’autre celle de son fils de 4 ans. Après avoir bloqué le frein des petites roues, elle redresse la tête, remonte sa mèche, reprend son souffle et plante son regard dans le mien. Son visage change alors de couleur.

— Tu crois que je te reconnais pas ? Tu crois que j’ai pas  vu ce que tu avais fait la dernière fois ?

En fait, non. Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse.
Mais visiblement à la personne assise juste derrière moi.
Je respire à nouveau. Elle enchaîne :

— Fais pas semblant de ne pas me reconnaître ! On prend le même bus depuis trois ans tous les matins !

Ce qui me frappe, c’est le niveau sonore de son discours.
Pas de hurlements, ni de scandale. Non, cette femme parle à voix basse. Lentement, mais sûrement, elle égraine chacun de ses mots, dans une colère contenue.

— Tu crois que je t’ai pas vu l’autre jour ? Tu crois que j’ai pas entendu ce que tu as dit à mon fils ?

Prise entre deux feux, j’hésite à me retourner pour découvrir enfin le visage de celui qui, posté dans mon dos, la met dans cet état. Après quelques instants de silence, elle desserre à nouveau les mâchoires :

— Tu crois que j’ai pas entendu, quand tu lui as dit « Dégage ! », quand tu l’as poussé au moment de sortir ? Même à un chien, on ne lui parle pas comme ça !

Tout à coup, je réalise que le bus est désormais totalement silencieux. Chacun a retiré ses écouteurs. Chacun s’est extrait de sa rêverie pour mieux tendre l’oreille à ce qui est dit. Pas de jugement dans les yeux. Au contraire : c’est comme si cette voix basse émettait des fréquences invisibles, comme si chacun des passagers n’attendait que ces mots-là, depuis toujours. Comme s’il fallait que cette femme parle pour chacun d’entre nous. Comme si ce bus s’était transformé, le temps d’un trajet, en magnifique “surface de réparation”. Alors elle continue.

— Et toi ? On te l’a dit, « Dégage ! », quand tu étais petit ? Tu te souviens de ce que ça t’avait fait, à l’intérieur ? Comment tu t’étais senti ? Je ne sais pas si tu as un enfant… mais tu aimerais, toi, qu’un adulte lui dise « dégage » ?

Qu’elle est belle, cette mère louve qui montre les crocs pour défendre son petit, cette femme qui saisit l’opportunité que lui offre la vie de rectifier le tir pour son enfant ! De lui montrer que, cette fois-ci, elle est là, pour le protéger !

Et qu’il est émouvant, ce petit garçon dont la colonne vertébrale se redresse au fur et à mesure que sa mère parle…

Clin d’œil de la vie, et comme pour réécrire l’histoire différemment, c’est à l’arrêt suivant qu’ils sont tous descendus : la mère, l’enfant, et le mystérieux passager de la banquette arrière, qui cette fois-ci, les aida à descendre la poussette sur le trottoir. //

Anne Cazaubon est journaliste spécialisée dans le développement personnel. Conférencière, auteure et artiste, elle transmet au plus grand nombre ses antidotes à la morosité ! 

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